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Et si l’on osait regarder vers l’avenir?

Quand la nostalgie devient le paramètre par défaut du débat public

L’initiative dite “de limitation” est révélatrice d’un malaise. Celui généré par l’absence de vision d’avenir et par le manque de volonté d’ouvrir le débat sur notre futur.

par Stefan Schlegel, membre du Comité directeur national d'Opération Libero

 

“Nous attendions des bras, et ce sont des hommes qui sont venus.” Max Frisch s’est fait l’auteur de cette célèbre phrase sur les travailleurs saisonniers dans la préface du livre “Siamo Italiani”. Suite à la parution de cet ouvrage, il fut invité par l’Association des chefs des polices cantonales des étrangers pour y faire une présentation.

En préparation, il reçut un grand nombre de rapports et de statistiques sur l'immigration en Suisse. Max Frisch les a étudiés et a noté : "La première chose qui ressort, c'est que la Suisse apparaît comme un pays qui est devenu grand et qui doit être protégé, et non comme un pays qui est en devenir. On a presque l'impression que l'avenir est perçu comme une menace. D'où, encore et encore, le concept de défense. Il n'y a pas d'autre espoir que celui de rester tels que nous sommes, malgré l'évolution historique. Je trouve cela, franchement, plus inquiétant que les chiffres et les statistiques."

La nostalgie comme paramètre par défaut

Cet épisode date de 1966. La politique migratoire de la Suisse a profondément changé depuis. Le changement le plus important est l'introduction de la libre circulation des personnes. Mais ces évolutions ont souvent été le fait d’une pression extérieure - comme dans le cas de la libre circulation des personnes - et non le résultat d’une volonté délibérée de construire notre avenir.

Se protéger de toute forme de changement est trop souvent le seul espoir exprimé. Et cela non seulement par les partisans de l’initiative dite “de limitation”, mais également par plusieurs des campagnes contre cette initiative, par de nombreux rapports officiels qui ont vu le jour depuis l’époque de Max Frisch, ainsi que par de nombreuses initiatives ou propositions de réformes de la politique d’immigration. Cette absence d’espoir ainsi que cette vision de l’avenir comme une menace doivent aujourd’hui être surmontées. Car si le retour à un passé idéalisé est le seul espoir que nous avons, alors la déception sera le résultat inévitable.

La Suisse à 10 millions d’habitant·es arrive

La perspective d’une Suisse à 10 millions d’habitant·es est perçue comme une véritable menace. L’image d’épinal de la Suisse éternelle pourrait ne pas correspondre à l’avenir du pays. Le problème est le suivant : l’idéalisation du passé n’a jamais besoin d’être justifiée, alors qu’à l’inverse, l’espoir lié aux perspectives d’avenir n’est jamais débattu. C'est cette absence d’imagination, ce manque d'attentes envers nous-mêmes, que nous devons combler.

Nous devons aujourd’hui dépasser le stade de la nostalgie comme paramètre par défaut du débat public. Nous devons apprendre, comme Max Frisch, à considérer l'absence de vision pour l'avenir comme la plus grande menace qui pèse sur nous. Nous devons apprendre à porter notre regard vers l’avenir et à vouloir construire notre futur. Nous devons non seulement accepter la perspective d’une Suisse à 10 millions d'habitant·es comme une réalité probable et imminente, mais aussi celle d’une société diverse et caractérisée par une immigration soutenue, qui échappera de plus en plus au contrôle de l'État. Nous devons aujourd’hui développer une vision pour faire de cette perspective une chance pour notre avenir plutôt qu’une menace.

L’idée d’un instant de pureté

Le début de ce processus doit être de mettre fin à l’idée répandue d’une sorte d’instant de pureté dans l’histoire suisse. Un moment où la Suisse serait devenue un projet abouti, plutôt qu’en perpétuel devenir. Un moment d’apogée après lequel la Suisse se serait lentement et progressivement altérée.

Cette vision est inhérente à l’idée de “surpopulation étrangère” (Überfremdung), ainsi qu’à toutes les variantes plus récentes de ce concept. Tout part d’un passé idéalisé où nous aurions été “entre nous”. Mais la date exacte de ce passé est complètement artificielle et subjective. Pour la plupart des gens, ce serait “quand ils étaient jeunes”. Car ce passé idéalisé n’a évidemment jamais existé. La Suisse a toujours été le produit d’un mélange d’influences, d’idées et de personnes qui en ont fait son succès.

Des valeurs plutôt que des traditions

Une fois devenu clair qu’un tel instant de pureté n’a jamais existé, il devient possible de se tourner vers l'avenir et de se demander : quelles sont les valeurs constitutives de notre communauté ? Non pas celles qui auraient fondé notre histoire, mais celles qui sont importantes pour notre avenir. La question cruciale n'est donc pas de savoir comment nous pouvons revenir à ces valeurs, mais bien comment nous pouvons les rendre encore plus fortes à l'avenir.

Lorsque nous commençons à porter notre regard vers le futur, il apparaît évident que rien de ce qui nous est cher n’est véritablement menacé, si ce n’est peut être quelques privilèges de certains. Mais ni nos montagnes, ni la fondue ou encore nos retraites n’apparaissent directement menacées par l’idée d’une Suisse ouverte. Davantage de droits pour les personnes immigrées ne signifie pas moins de droits pour les Suisse·sses, mais plutôt un fossé moins large entre eux et nous.

La nostalgie comme paramètre par défaut du débat public est en partie responsable du fait que la politique d’immigration apparaisse comme le champ d’action adéquat pour remédier à tous les problèmes. Aménagement du territoire, infrastructures ou politique fiscale : les problèmes les plus divers pourraient être résolus comme par magie en limitant l’immigration. Et ce alors que, bien pensée plutôt que subie, une Suisse à 10 millions d’habitant·es peut être un pays extrêmement agréable, avec des limites claires entre zones habitées et rurales ou des infrastructures de qualité permettant ainsi de préserver notre environnement et notre qualité de vie.

Une Suisse en mutation aussi rapide pourrait aussi fournir un moyen d'identification plus fort que l’image surannée d’une Suisse éternelle et idéalisée. Le sentiment d'une identité commune ne peut pas seulement provenir d'une nostalgie partagée, mais doit venir de valeurs et d'objectifs communs pour l'avenir. Le fait qu’un tel manque d’imagination de l’avenir soit aussi criant dans le domaine de la politique d’immigration devrait nous inquiéter bien davantage en 2020 que la hausse de n’importe quel indicateur statistique.